Babo et mon oncle ont trouvé un travail stable et dès lors la coexistence avec les autres réfugiés est devenue pénible. Nous continuions à vivre ensemble, cependant dans la maison et dans la cour, nous n’étions plus égaux. Tout tournait autour de la répartition des choses. Fadil se plaignait chaque jour, il trouvait injuste de tout partager entre cinq familles, la répartition devait se faire en fonction du nombre d’enfants. Babo l’écoutait et lui le harcelait :
— Tu es malin Damir. Tu me donnes raison, mais en réalité mes fils doivent se contenter d’un beefsteak pour trois alors que ton neveu Samir continue d’en recevoir un entier pour lui seul.
Fadil était en colère contre mon oncle, il était en colère contre sa propre femme qui avait fait trop d’enfants, il était en colère contre les volontaires, il était en colère contre l’Italie.
Un soir, nous nous sommes assis autour d’une grande table dressée dans la cour. C’était l’été, nos mères et les volontaires avaient préparé le dîner.
Emilia venait presque chaque jour, elle aidait tout le monde, mais nous étions sa famille préférée. Je l’observais de loin. L’affection que je ressentais pour elle au fond de moi me troublait. Je désirais son regard, ses étreintes, ses attentions, ses petits cadeaux. Pourtant quelque chose me disait que tout cela avait un prix, aussi je me tenais à distance.
Franco a tout à coup demandé :
— Qu’attendez-vous de l’Italie ?
— De ne pas crever, a répondu Fadil à brûle-pourpoint.
Mon père a rougi.
— J’aspire à être traité comme un citoyen, a-t-il dit en serrant les poings, chez nous, nous avions tout, il ne nous serait jamais passé par la tête de nous en aller, nous avons été chassés, a-t-il expliqué vivement, il était presque à bout de souffle tant il s’efforçait d’aligner les mots d’une langue qu’il connaissait mal.
Avant de s’en aller Franco s’est approché de lui.
— Un jour je veux que vous veniez dîner chez nous.
Babo lui a souri, et pour la première fois depuis un temps dont je ne me souvenais même pas, il m’a semblé heureux. Franco a glissé sa main dans sa poche et m’a tendu un bonbon. J’ai attendu un signe de mon père, puis avec la rapidité d’un lézard je l’ai fait disparaître. Franco a éclaté de rire, j’ignore si c’était pour l’empressement ou la fougue que j’avais mis dans ce geste. C’était mon bonbon, je ne voulais le partager avec personne.